Petite interview avec Thibault Jehanne

A propos d’Eskifjörður par  Thibault Jehanne.

 

kaon : Peux-tu décrire ta démarche artistique ?
Thibault Jehanne : Quand je dois présenter mon travail, je ressors toujours cette phrase du vidéaste Mark Lewis : « Le problème du film c’est qu’il commence et qu’il finit, par conséquent il n’est jamais vraiment là »
Cette phrase me fascine. Ce « jamais vraiment là » : une quasi-présence, une presque absence. À l’origine du cinéma, Marey invente une machine pour observer le mouvement : tenter de photographier l’insaisissable, ce que l’œil ne perçoit pas : une image fugitive. Ces images fugitives, je les retrouve aussi lorsque je compose du son.
À ma manière, je tente de capter de l’insaisissable, de manipuler le temps par la composition de l’image et du son.

 

kaon : Dans cette démarche comment places-tu ce travail “Eskifjörður” ? Choix du son ?
Thibault Jehanne : Avant Eskifjörður, je n’avais que très peu manipulé le son. Mon travail se retranscrivait essentiellement par de l’image ; de la vidéo plus particulièrement. Lors de la préparation de mon premier séjour en Islande, j’ai beaucoup navigué sur Internet pour élaborer mon itinéraire. J’ai vu des centaines d’images de ce pays en restant chez moi, par l’ouverture de « fenêtres » ! Ça m’a frappé et j’ai décidé de ne pas y aller pour produire de nouvelles images. Le son m’intéressait pour l’imaginaire qu’il déclenchait : l’espace est invisible ; les frontières sont floues, les repères effacés.

 

ThibaultJeanne

 

kaon :  Quelle a été ta démarche dans ce travail ? Et pourquoi avoir choisi Eskifjörður d’ailleurs ?
Thibault Jehanne : J’ai eu l’opportunité d’une diffusion lors du festival “Les Boréales” à Caen en 2013. Je ne voulais pas créer une pièce pour l’espace d’exposition. J’avais envie d’avoir des auditeurs attentifs sur un temps donné. J’ai donc décidé de proposer une diffusion proche à celle d’une séance de cinéma. À l’origine, avant d’être un CD audio, Eskifjörður était un film sonore. Le cinéma et la musique, m’anime considérablement et je n’arrive pas à savoir si Eskifjörður est plus une pièce sonore, ou un film.
Le choix de la ville d’Eskifjörður était assez évident. Eskifjörður est une petite ville portuaire située à l’est de l’Islande. À l’entrée de la ville, un monument y a été érigé, en mémoire des marins noyés en mer. Elle est aussi encerclée par des kilomètres de montagne, se trouve au beau milieu des fjörds de l’est. La présence humaine y est discrète. J’eus l’impression qu’à elle seule, cette ville pouvait résumer l’implantation de l’homme sur l’île.

 

kaon :  Existe t-un un particularisme sonore dans cette ville ? Au delà, un particularisme sonore en Islande ? Des sons qui t’auraient marqué, attiré ?
Thibault Jehanne : Ce qui est assez amusant c’est qu’il a très peu de son issue de cette ville dans Eskifjörður ! Je me souviens essentiellement des quelques nuits passées en tente. À proximité, il y avait un petit torrent. Je me suis réveillé en pleine nuit, et j’ai eu l’impression d’entendre une circulation automobiles très dense au loin. J’ai mis plusieurs secondes avant de me rendre compte que c’était la chute d’eau.

kaon :  Il y a une certaine noirceur, un côté fantomatique dans ce travail : est-ce induit par le lieu ? Pourquoi ?
Thibault Jehanne : L’aspect fantomatique semble caractériser mon travail. Durant mes deux séjours en Islande, j’ai fait beaucoup de rêves très étranges. Parfois très mystiques ! Et je pense qu’à Eskifjörður, j’ai sérieusement eu l’impression d’être à Twin Peaks ! Mais sans les arbres ! Mais il est vrai que je cherche dans le son à produire les images fantômes, qu’on retrouve en sérigraphie par exemple. Ces images mal effacées qui apparaissent sur les nouvelles. Je suis fasciné par le travail d’Eliane Radigue et de son cd L’île ré-sonante, par exemple. J’ai essayé de me rapprocher de ce que je pouvais ressentir lorsque j’écoutais son travail.

 

Ecouter Eskifjörður